La Statue



  Lorsqu'elle la vit, droite, solennelle et si belle, Caroline fut émue malgré elle. La jeune fille s'approcha de la statue de l'homme qui régnait sur le jardin abandonné, tel un roi pleurant son royaume détruit. C'était un très bel homme sculpté dans du marbre blanc avec délicatesse et un fabuleux rendu des détails. Debout sur un socle, le pied droit posé sur un talus de pierre, la tête fièrement relevée comme un défit au temps, la statue représentait un soldat en chemise du dix-huitième siècle. Il tenait son tricorne de la main droite appuyée sur sa jambe, l'autre main sur la hanche. Caroline caressa d'un doit le bras au chapeau et admira l'expression du soldat : Il avait l'air si vivant, prêt à reprendre son activité abandonnée un instant avant. Il y avait une inscription sur le socle et la jeune fille se pencha pour la lire. Elle eut du mal à la déchiffrer, la mousse ayant en partie recouverte les quelques mots. Caroline reconnue cependant les lettres :

G...IEL S.-L.U.. soldat
A co....eu.ement sauvé
La v.. .e ... compa..o.

MORT au com..t
173..- 17.6

  Elle conclut que la statue était un monument à la mémoire d'un soldat héroïque. Elle s'en alla vers la grande maison de son père en songeant à ce qu'avait dû être la vie de cet homme, ses exploits, ses peurs, ses ambitions.

  La vie dans le manoir était tellement contrôlée que Caroline trouvait rarement le temps de s'évader. Après la mort récente de sa mère, Caroline avait été prise en charge par son père. Monsieur Athkinson était un riche directeur d'usine qui était issu d'une noble famille et tenait la discipline et la sévérité en grande estime. Il avait décidé qu'à défaut d'un héritier mâle, il ferait de sa fille unique une femme d'affaire accomplie. Celle-ci détestait tous ces principes et cette carrière imposée la révoltait. Son rêve à elle, elle ne l'avait jamais avoué à personne car elle savait bien qu'on le démolirait. Chaque fois qu'elle le pouvait, cependant, et surtout la nuit, elle se réfugiait dans le vieux jardin et se promenait dans les allées envahies par les plantes de toutes sortes. Elle terminait sa promenade en s'asseyant près de la statue du soldat. Elle lui parlait de ses projets d'avenir, de ses rêves, lui confiait ses malheurs et sa sensation d'être prisonnière d'une cage dorée. Une nuit de pleine lune, alors qu'elle était assise contre les jambes de la statue qu'elle appelait Gabriel, selon l'inscription, elle raconta la confrontation qu'elle et son tyran de père avaient eue au matin :

- Je lui ai dit que je ne voulais plus être sa marionnette. Je lui ai dit que j'en avais assez de faire ce qu'il voulait et que j'allais partir et que j'allais réaliser mon rêve. Cela l'a mit dans un tel état de fureur, Gabriel, lui un homme si maître de ses émotions d'habitude, il était rouge de colère. Il m'a défendu de partir et je ne peux même plus me promener à mon aise dans la maison. Tu te rends compte, il a même mit des gardes devant ma porte ! J'ai dû sortir par la fenêtre. J'ai peur, Gabriel, peur de plus pouvoir m'en sortir. Si seulement tu étais vivant, tu viendrais à mon aide et tu lui en ferais voir de toutes les couleurs !

  En disant cela, Caroline se sentit mal à l'aise. Elle avait vraiment l'impression que le soldat était près d'elle et qu'il l'écoutait. Elle regarda autour d'elle, nerveuse, se demandant si l'invisible présence n'était pas un des gardiens de la maison. Frissonnante, elle se leva et regarda la statue. Sous la lumière blafarde de la lune, elle crut voir une expression de colère sur le beau visage glacé, figé dans l'éternité. Elle s'enfuit en courant et regagna sa chambre.

  Le lendemain, au cours d'une sortie autorisée par son père, la jeune fille retourna voir la statue. Elle était accompagnée du secrétaire de M. Athkinson, un homme dans la trentaine, maigre et boutonneux. Devant l'air tranquille et doux de Gabriel, elle se sentit idiote d'avoir eu peur la veille. Le soldat de marbre n'avait pas plus l'air en colère qu'elle et la lune devait être la responsable. Caroline aurait voulu que Malcom, le secrétaire, la laisse seule, mais elle savait bien que le chien de poche de son père ne la lâcherait pas d'une semelle, d'autant plus qu'il lui avait maintes fois fait savoir qu'il la trouvait de son goût. En fait, la jeune fille plaisait à bien des hommes avec son visage ovale délicatement dessiné, ses longs cheveux roux et son corps de femme au ventre plat et aux formes rondes. En général, les compliments masculins lui faisaient plaisir. Venant de Malcom, ils la dégoûtaient. Cherchant à s'éloigner de sa constante attention, Caroline se lança dans le labyrinthe du jardin quelle connaissait par cœur. Malcom la suivit avec peine et la rattrapa près d'un bosquet de roses retourné à l'état sauvage. Il la prit par le bras et chercha à l'embrasser. Elle se débattit et le gifla:

- Vous aurez affaire à mon père espèce de... de sale chien gluant !

  Comme il voulut la maîtriser, elle lui cracha dessus et s'enfuit en courant. Elle trébucha sur une racine et tomba. Malcom la rejoignit et la releva de force :

- Écoute-moi, la petite poupée chérie à son papa. Je ne suis pas de bois et ne me fais pas croire qu'une chatte en chaleur comme toi refuserait un homme. Je suis bien plus viril que ta maudite statue de marbre.
  Caroline fut surprise qu'il ait remarqué son attachement pour le soldat.

-Ne fait pas cet air, je t'ai suivit bien des fois la nuit quand tu te rendais auprès de cette stupide sculpture. Je t'observais et j'aurais bien voulu être à sa place. Mais évidemment, tu es bien trop snob, sale petite garce. Tu n'aurais jamais dû me repousser. Tu vas payer maintenant.

- Vous êtes malade ! Lâchez-moi ! Vous allez le regretter !

  Sans s'en rendre compte, ils étaient revenus au côté de la statue. Le secrétaire poussa Caroline sur le marbre dur et commença à lui enlever son chandail en la caressant. La jeune fille, effrayée et les larmes aux yeux, ne parvenait pas à le repousser malgré ses efforts. Soudain, un craquement retentit. La main gauche du soldat se détachait de sa hanche et bougea si rapidement que le poignet du violeur fut broyé dans un horrible craquement d'os en une fraction de seconde. Stupéfait, terrifié, Malcom regarda sans comprendre la statue redevenue ce qu'elle était. Il s'enfuit à toutes jambes en hurlant. Caroline n'avait rien vu et ne comprenait pas pourquoi elle était enfin libre. Puis elle remarqua avec effroi que la main de Gabriel était luisante de sang. Son visage avait un air de colère et ses yeux plissés, le pli cruel de sa bouche s'effaça lentement. Caroline s'évanouit.

  Elle ouvrit les yeux et rencontra le visage soucieux de son père penché sur elle. Il lui expliqua que lorsqu'il avait vu revenir Malcom affolé, incohérent et la main en sang, il était parti tout de suite à sa recherche. Il l'avait trouvée aux pieds du soldat de marbre et l'avait ramenée à la maison. Caroline remarqua qu'il avait l'air en colère et se dit que c'était contre Malcom. Elle n'en crut pas ses oreilles lorsqu'il lui dit sévèrement :

- Ceci t'apprendra à ne pas jouer les aguicheuses avec tous les hommes que tu rencontre. Tu crois que je n'ai pas vu ton comportement ? Tu t'es moquée de Malcom et tu sauras, ma fille, qu'on ne se moque pas d'un homme impunément. Je crois qu'il est temps que je te trouve un mari qui saura te dompter.

  Il tourna les talons et sortit de la chambre.

  Le lendemain, Malcom fût renvoyé pour inconduite. Caroline attendit impatiemment que la nuit arrive pour se faufiler hors de la maison et retrouver sa statue de marbre. Elle en fit le tour lentement, cherchant une preuve de ses mouvements de la veille. Il n'y avait même plus de sang et elle se demanda si elle l'avait rêvé ou si ça avait été effacé par de la pluie. Elle se mit à parler doucement, détachant chacun de ses mots :

-Gabriel, vous n'êtes pas mort. Vous habitez la statue. Je me trompe ?

  Il n'y eut aucune réaction. Alors elle s'assit à ses pieds, comme à son habitude, et elle se perdit dans de profondes réflexions. De temps à autre, elle jetait un regard sur l'homme de marbre blanc mais aucun trait, aucun changement d'expression ne laissait penser que la pierre vivait. Lorsque la lueur blême de l'aube apparut à l'horizon, Caroline abandonna et regagna sa chambre, déçue.

  Ce fût ainsi tous les soirs pendant plusieurs semaines. La jeune fille recommença à considérer Gabriel comme la statue qu'il était en réalité. Elle lui parla encore et encore de sa vie, trouvant en lui un compagnon silencieux et attentif. Certains soirs, sanglotant, elle se serrait contre son torse glacé et l'entourait de ses bras. Il était, dans son esprit, son amoureux la protégeant et la réconfortant. Parfois, et cela la troublait au plus haut point, elle avait l'impression furtive de sentir battre son cœur contre le sien ou encore de trouver à son arrivée le marbre chaud, comme animé d'une vie propre. Elle en venait même à se demander si à la lumière, le marbre n'avait pas été teinté de rose.

- Tu sais, Gabriel, lui disait-elle, Je me demande souvent qui tu étais, avant. Ton visage décidé, ton regard chargé de tristesse, ta pose comme si tu allais baisser les bras devant le destin incontournable, tout ça me fait réfléchir à ta vie. Tu es si beau. Si tu savais comme je voudrais te voir vivant, toucher la chaleur de ta peau, entendre ta voix me répondre, voir la couleur de tes yeux et de tes cheveux. Oh ! Gabriel, si seulement...

  Elle regagnait alors sa chambre.

  Un jour, le père de Caroline lui annonça qu'il avait trouvé un mari convenable qui s'occuperait d'elle. Elle partirait le matin même pour Vancouver. Atterrée, Caroline se vit perdue. Mais elle n'avait pas l'intention de céder et elle le fit savoir à son père .

- Je n'épouserai pas cet homme, père. Je me marierai avec qui je voudrai quand je voudrai et ce n'est pas toi qui décideras de ma vie. Mets - toi bien ça dans la tête : je ne suis pas ta propriété. Je suis adulte et capable de gérer mon avenir. Je vais réaliser mon rêve et tu ne pourras pas m'en empêcher, à moins de me tuer.

-Tu ose me parler sur ce ton ?

  Sa voix était presque un murmure et la colère déformait ses traits. Devant le regard décidé de sa fille, il perdit contenance et la frappa de toutes ses forces. Elle tomba par terre, à moitié assommée. Il la releva, lui demanda si elle regrettait et se soumettrait à ses ordres. Le silence et un regard brouillé de larmes de fureur lui répondit. Il la frappa encore au visage, puis encore et encore jusqu'à ce qu'il n'obtienne plus aucune réaction. Alors il la jeta durement par terre et quitta la pièce, décidé coûte que coûte à mâter cette fille rebelle une fois pour toutes. Il alla dans son bureau et réserva deux billets d'avion pour Vancouver, où il l'accompagnerait.

  Lentement, le noir se dissipa et Caroline reprit conscience. Elle était encore sur le tapis du salon. La tête l'élançait douloureusement et elle sentit un goût de sang dans sa bouche. Elle se regarda dans le grand miroir de l'entrée et eu peine à se reconnaître tant son visage était boursouflé et ensanglanté. Elle entendit alors son et père son nouveau secrétaire parler du prochain départ. Il n'abandonnera donc jamais, songea-t-elle, désespérée. Je n'ai plus qu'une solution... Elle se dirigea vers la cuisine puis sortie dans le jardin. Elle arriva péniblement près de la statue de marbre et s'appuya sur sa poitrine.

- Mon père m'a battue, tout à l'heure. Il m'a frappé tellement fort que je me suis évanouie. Mais je n'ai pas cédé.

  À ces mots, le visage du soldat changea, mais Caroline ne le remarqua pas. Un léger craquement retentit et le point gauche de la sculpture se serra. Presque en transe, la jeune fille sortit un grand couteau de l'ample manche de son chandail.

- Il ne m'aura pas, Gabriel. Je vais gagner cette fois, je lui aurai tenu tête jusqu'au bout. Tu te rends compte ? Il voulait me marier à un vieux riche ! Il voulait me séparer de toi, mais au contraire, je vais te rejoindre. Je t'aime tant... Je sens battre ton cœur, Gabriel, j'ai l'impression de sentir la chaleur de ta peau. À bientôt.

  Elle s'éloigna un peu du soldat et, lui tournant le dos, elle leva le couteau. Une force le retint, et un gigantesque bruit de roches se brisant serra le cœur de Caroline qui n'osa pas se retourner. Mais ce fut plus fort qu'elle et ce qu'elle vit la figea . De la main gauche, la statue tenait le couteau.

  Elle était descendue de son socle et la couleur apparaissait sur ses vêtements et sa peau. Rapidement, la vie prenait possession de la pierre, assouplissant les tissus et rougissant la peau. Bien vite, une masse de cheveux noirs encadrèrent le beau visage aux yeux verts et pétillants et à la bouche sensuelle semblable à du velours. Un air malheureux l'animait et l'homme s'approcha de Caroline qui laissa tomber le couteau. Il la prit dans ses bras et, de soulagement, la serra très fort. La jeune fille en larmes se laissa enfin aller à l'étreinte.

  A genoux sur le sol, ils se regardèrent dans les yeux et touchèrent leurs visages. Ils n'osaient croire à ce qui arrivait. Gabriel murmura :

- Ta présence auprès de moi m'a fait émerger du noir. Ton fort sentiment pour moi m'a appelé à la vie. Je t'ai entendu te confier à moi, j'ai compris ta douleur et ton besoin d'amour. Peu à peu, cet amour a grandit en moi et m'a envahi. Je ne pouvais supporter qu'on te fasse du mal ou que tu t'en fasses à toi-même.

  Comme ta voix est douce et chaude, mon amour. Je t'aime.

  On ne put expliquer la mort de monsieur Athkinson ni la disparition de sa fille. Les domestiques ne voulurent rien dire et les deux secrétaires de Monsieur avancèrent des affirmations confuses de statue vivante qu'on ne crut évidemment pas. D'ailleurs, aucune statue ne fût trouvée sur la propriété mise en vente. Seulement un socle brisé et un authentique tricorne du dix-huitième siècle dont on ne put trouver la provenance. Le verdict du médecin légiste en ce qui concerne la mort soudaine du riche homme d'affaire fut une crise cardiaque provoquée probablement par une peur très forte. En une semaine, l'affaire fut classée et on oublia l'événement.

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